Nous avons voyagé jusqu’ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme.
Primo Levi « Si c’est un homme » Editions Pocket Julliard
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Communiqué de mon Ami Gilbert Moreau

18 voix pour un regard
Auschwitz-Birkenau. Ces mots sonnent aux oreilles des l’Humanité comme la sonnerie d’un réveil. Réveil de notre mémoire collective pour éviter le réveil du monstre concentrationnaire. Réveil de la conscience de l’Homme face à lui-même.
Pour des jeunes de 17, 18 ans, l’Histoire se confond souvent avec quelques aventures épiques. L’introduction de celle-ci dans leur présent ils ne la perçoivent pas ou que très partiellement.
En ma qualité d’enseignant en économie, en droit et communication[1], j’ouvre à des élèves de première les portes sur des connaissances nouvelles, des domaines nouveaux dont ils ont souvent entendu parler sans pour autant s’y être intéressés. Ces jeunes qui sont à l’âge de l’inscription sur les listes électorales - à qui, donc, on demande d’exprimer une opinion à travers leur vote quant à la manière dont doit être gouverné notre pays et par qui - ces jeunes sont le plus souvent désintéressés par la chose publique, la Res Publica , la République.
Autant qu’il m’en souvienne j’ai toujours trimballé dans ma mémoire la leçon de mon professeur de droit constitutionnel à Paris 1 qui, après avoir interrogé ses étudiants (prétentieux que nous étions) sur la signification que nous accordions au bloc de constitutionnalité[2], nous avait posé la question suivante : la constitution a-t-elle servi de gilet pare-balles à Salvador Allende ?
Nous pouvons écrire les textes que nous voulons, inscrire des droits fondamentaux dans le marbre, l’Histoire nous prouve que rien n’est acquis, que tout peut basculer si nous n’y prenons garde.
Convaincu qu’il est du devoir d’un enseignant, quelle que soit sa discipline, d’avoir présent à l’esprit cette vérité, j’ai déposé un dossier de candidature auprès du Mémorial de la Shoah à Paris qui avec la Région Ile de France organisaient pour les lycéens depuis quelques années déjà un voyage d’une journée sur Auschwitz-Birkenau en compagnie d’anciens déportés. J’y voyais là une opportunité à saisir pour des élèves en série technologique dont les origines culturelles sont multiples et dans l’existence desquels le racisme a souvent très tôt pointé le bout de son nez.
C’est ainsi que j’en ai entraîné 18 à revenir sur le chemin de cette mort industrialisée que produisit le IIIème Reich d’Adolf Hitler. Nous nous y sommes pleinement plongés à travers différentes activités : visionnages de films, lecture de livres, analyses de textes, réalisation d’une affiche pour le Mémorial de la Shoah , écriture d’un journal, organisation de la représentation d’une pièce de théâtre[3].
Ce projet a pu compter sur le soutien de l’ensemble de l’équipe pédagogique et de l’administration de l’établissement.
Pour ce qui est du journal, chaque élève a eu pour consigne d’en tenir un entre le 28 septembre et le 29 novembre 2007 (lendemain du voyage à Auschwitz). Il leur était demandé d’écrire tous les jours quelques lignes en pensant aux déportés.
L’objectif premier était de voir apparaître la trace écrite d’une prise de conscience. En cela je n’ai pas été déçu par ces élèves qui - surtout nourris à l’image télévisée – avaient plutôt une relation distante avec l’écrit. Ils ont témoigné dans leurs lignes d’une sensibilité évidente mais aussi d’une réelle capacité de réflexion et d’une qualité d’écriture parfois étonnante. Chaque journal portait sa complainte, ses peurs et ses espoirs.
Après les avoir lus l’évidence de leur mélange s’est imposée à moi. Chaque élève, à un moment ou un autre de ces 63 journées avait écrit des choses remarquables. Les journaux souvent se répondaient parfaitement, par bien des aspects ils évoquaient les mêmes préoccupations. Ainsi, après concertation avec leurs auteurs, la décision fut-elle prise de les réunir pour n’en faire qu’un ; un qui soit celui de tous, qui reste celui de chacun.
C’est ce travail qui vous est ici présenté. Ce « journal d’un élève imaginé » par d’autres qui sont tous en lui, dans son ombre comme notre qualité d’être humain est dans celle du concentrationnaire.
Pour finir je peux affirmer ici que les auteurs de ces journaux, de ce journal, ne se posent plus de questions quant à la réalité historique de ce qu’a été le nazisme. Ils n’ergoteront jamais sur le sujet. Pour eux la chose est entendue, pesée et bien pesée : ceux qui nient le droit à la différence se nient eux-mêmes.
Gilbert Moreau
Lycée Jean Macé à Vitry sur Seine, le 14 février 2008
[2]C’est-à-dire la constitution, le préambule de celle de 1945 et la déclaration universelle des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, textes auxquels le Conseil Constitutionnel se réfère pour juger de la constitutionnalité d’un projet ou d’une proposition de loi.
Dans une mise en scène admirable de Pierre Katuszewski (avec Emilie Leconte, Massimo Prearo, Juliette Subira) la représentation de cette pièce eut lieu le mardi 5 février 2008 devant plus de deux cents élèves, en présence d’Yvette Levy et Raymonde Metra, deux anciennes déportées d’Auschwitz-Birkenau dont les témoignages ont profondément ému l’assistance.